PIERRE OZER

PIERRE OZER

Le dîner de Noël à 15 litres de pétrole [Libération]

En cette semaine de Noël, et alors que le réchauffement climatique et la concentration en dioxyde de carbone (CO2) occupent une place croissante dans le débat politique et la préoccupation des citoyens, nous avons décortiqué les publicités de notre hypermarché le plus proche pour préparer le repas familial tant attendu.

Et voici ce que nous avons pu concocter pour huit personnes avec, entre parenthèses, les kilomètres parcourus entre le pays de production et la Belgique (car, oui, la Belgique existe encore) ainsi que les kilogrammes de CO2 émis uniquement pour le transport aérien intercontinental de ces produits achetés. L'analyse se focalise sur le transport par voie aérienne puisque celui-ci émet, en moyenne, soixante fois plus de CO2 que le transport par voie maritime.

D'abord, pour faire joli, faisons trôner un magnifique bouquet de vingt roses au centre de la table des grands jours. La provenance de ces magnifiques fleurs est kenyane et le mode de transport est aérien (6 550 km, 5,2 kg de CO2).

Le décorum bien planté, commençons par un velouté d'asperges aux langoustines. Le légume vert nous vient directement du Pérou par avion (10 500 km, 12,5 kg de CO2) et les langoustines ont été acheminées, une fois décortiquées et congelées, par bateau depuis l'Indonésie (14 000 km). Remarquez que, du point de vue des émissions de CO2, il est encore préférable d'acheter des langoustines élevées en Asie du sud-est plutôt que ce même crustacé pêché en Ecosse - quel paradoxe ! En effet, ce dernier, une fois attrapé dans les eaux européennes, va faire un périple extraordinaire par bateau jusqu'en Thaïlande d'où, une fois décortiqué, il retournera sur le marché européen (33 000 km). Une délocalisation due au fait que nous préférons, en cette veille de Noël tout comme les 364 autres jours de l'année, acheter des crustacés décortiqués. Et comme 70 % des consommateurs européens ont opté pour ce gain de temps…

Après deux bonnes bouteilles de Sauvignon blanc chilien (11 900 km) à la robe jaune pâle, attaquons le plat de consistance.

Bien décidés à offrir un mets «exotique» à nos chers convives, nous avons longtemps hésité entre le springbok - cette belle antilope - de Namibie (8 300 km), le kangourou australien (16 700 km), l'autruche d'Afrique du Sud (8 900 km), la biche ou l'agneau de Nouvelle-Zélande (18 700 km), le bison canadien (5 600 km) ou le simple râble de lièvre d'Argentine (11 300 km). Un peu perdus, nous nous sommes finalement engagés à faire un simple steak-frites-salade bien belge.

Sous le titre «on en a pour son argentin», notre hypermarché nous offre, en effet, un steak de bœuf argentin venu par avion (11 300 km, 14,5 kg de CO2) à un prix 30 % inférieur à celui bien de chez nous, élevé dans nos prairies ardennaises… Comment résister ? Pour les frites faites maison, nous achetons des pommes de terre labellisées «bio» qui viennent du sud de la France par camion.

Quant à la salade, elle vient d'Espagne. Alors, l'espace d'un instant, je m'interroge… Pourquoi dit-on que c'est le plat traditionnel belge par excellence ? Mais ce questionnement futile se dissipe rapidement car je dois penser rapidement à ouvrir les bouteilles de cabernet sauvignon californien (8 900 km), une vraie merveille dont l'attaque en bouche est ronde et corsée. Et c'est mon épouse qui se chargera du dessert tant attendu.

Une salade de fruits réalisée exclusivement avec les fruits frais en promotion trouvés au magasin. Tenez-vous bien, il s'agit de poires nashi de Corée-du-Sud, de mangues, papayes, figues et melons charentais du Brésil, de fruits de la passion de Colombie, de grenades des Etats-Unis, de fraises d'Israël, d'ananas du Costa Rica, de cerises d'Argentine et de caramboles de Malaisie. Elle décide d'y ajouter deux kiwis de Nouvelle-Zélande, une orange d'Afrique du Sud et une pomme belge pour que tous les continents soient représentés dans le même récipient.

Evidemment, alors que nous approcherons de Noël et que, peut-être, comme l'année dernière, il fera toujours 10°C dehors et que nos jeunes bambins s'inquiéteront à l'idée de ne pas avoir matière à faire une seule boule de neige, un tel dessert a un coût : une distance cumulée de 126 000 kilomètres et une facture approximative de 9 kg de CO2 émis. Là-dessus, nous déboucherons une bouteille de mousseux blanc de Tasmanie, une île au sud de l'Australie (17 100 km).

In fine, fleurs et vins compris, la distance totale parcourue par tous ces produits est de 209 000 kilomètres, plus de cinq tours du monde, avec les émissions de 41,3 kg de CO2. Cela équivaut aux émissions de dioxyde de carbone d'un véhicule ordinaire parcourant la distance de 258 kilomètres, soit approximativement 15 litres d'essence pour moins de six kilogrammes de nourriture ! Pourtant, avec un joli bouquet de houx au centre de la table, une délicieuse soupe au potiron en entrée, suivie du même steak-frites-salade à base de produits locaux, une salade de fruits - sans fraises, cerises… venues par avion - et des vins français nous permettraient de diminuer de plus de 80 % les émissions de CO2 dues au transport. Veiller à ce que nous mettons dans notre assiette fait partie des multiples petits actes citoyens que nous pouvons poser pour diminuer notre empreinte écologique.

Le transport de marchandises par voie aérienne était de deux milliards de tonnes kilomètres transportées en 1960. En 2006, ce chiffre est passé à 150 milliards. Et la part des émissions de CO2 due aux transports aériens s'accroît chaque année.

En Belgique, comme ailleurs en Europe, un supermarché scande «Vivez comme vous voulez», un autre clame «Et tout devient possible». Nous en sommes intimement convaincus. Et si nous, consommateurs, n'achetons plus de cerises d'Argentine, de fraises d'Israël ou de myrtilles du Chili en hiver, ils n'en proposeront plus.

Ensemble, nous pouvons forcer le changement. Et tout cela sans réellement perdre de notre confortable qualité de vie. Mais pour que le consommateur s'y retrouve, il faut l'aider à faire son choix en connaissance de cause.

Avant que le laborieux étiquetage CO2 promis par tant de supermarchés soit opérationnel, nous en appelons aux autorités européennes pour qu'elles légifèrent en la matière et imposent aux distributeurs l'application de logos (rouge pour l'avion et bleu pour le bateau, par exemple) indiquant, en plus du pays de provenance, systématiquement et clairement le mode de transport utilisé pour le transport intercontinental de ces marchandises. Le logo «maison verte» pouvant indiquer une provenance «locale» d'un aliment.

 

Pierre Ozer et Dominique Perrin, Libération [France], le 25 décembre 2007.

Repris sur France-Culture, dans l'émission "Terre à Terre" du 29 décembre 2007.



15/01/2008
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