PIERRE OZER

PIERRE OZER

Mutualité «all inclusive» [La Libre Belgique]

Dans la vie de tous les jours, elle vous accompagne. Une angine, un accouchement, une jambe cassée aux sports d'hiver, une invalidité, elle vous soulage et vous protège. C'est votre mutuelle.

Récemment la nôtre nous a proposé de remplir un questionnaire relatif à ses produits et services complémentaires. Celui-ci répertorie une série d'offres potentielles que le mutualisé standard doit évaluer sur une échelle variant de 1 (aucune importance) à 10 (extrêmement important). Nous nous sommes prêtés à cet exercice. Après les questions relatives à l'objet même d'une mutualité, à savoir les soins de santé, notre opinion est sollicitée par rapport au concept de «carte de fidélité» qui proposerait des avantages (promotions, réductions, remises) sur des produits concernant notre santé et notre bien-être.

Si des réductions sur des produits homéopathiques ou des montures de lunettes sont séduisantes, d'autres avantages soulèvent nombre de questionnements sociétaux qui méritent d'être détaillés.

D'emblée, le questionnaire nous demande «quelle importance accorderiez-vous à des réductions sur des voyages et des billets d'avion?». Qui répondrait «non» à une telle proposition? Mais quel est le rapport avec ma mutualité ou ma santé? Devrons-nous bientôt nous rendre dans notre agence de voyages pour obtenir un rabais supplémentaire pour nos soins dentaires? Les mutualités, propriétaires de centres de vacances et de santé à la côte et dans les Ardennes, se sentent-elles obligées de se mettre à l'unisson des voyages «all inclusive» vers les tropiques dans des hôtels formatés pour que le vacancier y retrouve les gaufres et le saucisson «de chez nous» ? Notre mutuelle souhaiterait-elle que ses affiliés participent à la globalisation des échanges ou aux émissions de dioxyde de carbone dans l'atmosphère et donc au réchauffement climatique avec tout son cortège de catastrophes naturelles en inflation et de conséquences néfastes sur la santé des plus vulnérables?

Non, avançant dans le sondage, notre mutuelle désire promouvoir la bonne et saine bouffe auprès de ses adhérents, gage de bonne santé. Non pas en les motivant à se rendre à pied dans leur commerce de proximité ou à la ferme proche, mais en les poussant à acheter des «produits à caractère sain ou bio dans les supermarchés»... Cela signifierait-il que notre mutuelle considère que certains produits ne seraient sains que dans les grandes surfaces, au détriment de notre légumier favorisant les produits du terroir (en respectant le rythme des saisons) qui s'en trouverait encore un peu plus marginalisé?

Pas du tout, notre mutuelle souhaiterait que nous nous sentions bien pour aller acheter nos pommes de terre israéliennes «bio» dans notre hypermarché bordant le périphérique venteux sans charme ni identité. Et pour cela, elle nous proposera pêle-mêle des réductions pour des crèmes de jour, elle nous incitera à nous détendre en visionnant des superproductions hollywoodiennes dans un grand complexe cinématographique, elle nous poussera à passer un bon moment au restaurant ou, et c'est la cerise sur le gâteau, elle nous soulagera de notre stress existentiel quotidien en nous accordant «une remise pour des parcs à thèmes comme Eurodisney» (sic!).

Clairement, la plupart de ces suggestions ne s'inscrivent pas dans une logique de développement durable, annihilent les vains efforts des maigres politiques nous incitant à nous orienter vers une citoyenneté responsable et banalisent de manière insidieuse les processus d'imposition et d'uniformisation des pratiques mercantiles.

La tentation d'étendre leurs activités, voire d'utiliser à des fins de marketing et de vente leurs fichiers d'affiliés peut vite mener à des abus. En combinant santé, bien-être et promotion, on tombe dans le travers de la santé comme produit de consommation. Aurons-nous une réduction de cotisation en s'inscrivant à un club de sport (même si on y passe plus de temps au bar que sur les tapis roulants) ou si nous achetons de l'huile d'olive? Notre mutuelle songera-t-elle à envoyer un bon d'achat pour une margarine sans cholestérol à ceux d'entre nous qui souffrons du coeur?

L'enquête dont il est question laisse penser que la mutuelle concernée cherche à combler ses affiliés. Mais le but est également d'en acquérir de nouveaux ou plutôt de séduire ceux d'une autre. Le spectre de la concurrence et de la course aux parts de marché n'est pas loin.

Rappelons que la mutuelle intervient dans le cadre de l'assurance obligatoire pour, notamment, garantir le remboursement des soins de santé ou le paiement de primes d'invalidité grâce à un financement de la sécurité sociale. En plus de l'obligatoire, l'assurance complémentaire «facultative», financée par les cotisations des membres, offre une couverture supplémentaire pour, entre autres, des soins infirmiers, une allocation de naissance, un prêt de matériel médical, un déplacement en ambulance, une assurance hospitalisation, etc. Cette assurance devrait se limiter à son objectif initial: compléter la couverture offerte par la sécurité sociale afin de prévenir ou couvrir les risques liés à la santé des membres d'une mutuelle, et non se muer en centrale d'achat. Or, on peut constater que les mutuelles s'inscrivent de plus en plus dans une logique de concurrence commerciale sur des aspects qui s'éloignent de la santé. Cette concurrence les incite à faire appel à des techniques de marketing, comme nous pouvons actuellement le voir et l'entendre, qui pèseront inévitablement sur leur budget au détriment d'autres affectations bien plus utiles à la société.

Pourquoi ne pas interdire aux mutuelles le recours à la publicité comme c'est le cas pour les professions médicales et limiter légalement leur champ d'activité à des actions strictement liées à la santé?

Autrement, ne risque-t-on pas de se retrouver dans un de ces scénarios d'anticipation où notre héros, gavé d'alicaments, de distractions «éco-durablo-touristiques» et de sodas biologiques produits par les multinationales en mal de reconversion, décidera subitement de changer de mutuelle lors d'une offre incroyable de fin d'année dans son hypermarché, dénichée entre le rayon produits surgelés sains et la poudre à lessiver bio 6 en 1?...

 

Collectif « Place du Marché » (Jean-Pierre BALTHASAR, Fabrice COLLIGNON, Pierre COLLIN, Pierre DE WIT, Pierre OZER, Dominique PERRIN & Martin WILLEMS). La Libre Belgique (Belgique), 31 mai 2006.

 

Pour avoir la version pdf de cet article, envoyez-moi un mail: pozer@ulg.ac.be

 

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20/06/2006
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