Nous ne pouvons ajourner la réforme des politiques d'aide au développement [Le Soir, Jeune Afrique]
Barça ou Barzakh, un autre monde ou l'autre monde, Barcelone ou l'au-delà. Voici le leitmotiv de tous ces candidats à l'exil qui s'entassent quotidiennement dans des cayucos, ces grandes pirogues colorées utilisées pour la pêche, en direction des îles Canaries. Après les départs massifs observés à partir de Nouadhibou, en Mauritanie septentrionale, les départs s'étalent vers le sud, du Sénégal, de Guinée-Bissau et même de Guinée-Conakry, soit des traversées de plus de
Récemment, de nouveaux chiffres officiels ont été divulgués par le gouvernement régional canarien : 590 corps noyés ont été repêchés dans leurs eaux territoriales au cours des sept premiers mois de 2006. Mais à ce décompte macabre des victimes, on se doit d'ajouter les centaines de corps refoulés par l'océan sur les rives marocaines, mauritaniennes et sénégalaises. On se doit de citer les 47 émigrants morts à bord d'une embarcation partie du Cap Vert pour les Canaries et qui a dérivé pendant quatre mois dans l'Atlantique jusqu'à l'île de
Combien sont-ils, ceux qui espéraient Barça et n'ont connu que Barzakh ? En reprenant les estimations de
Pour expliquer cet exil effroyable, on avance souvent le désir d'échapper à la pauvreté et la recherche de conditions de vie moins pénibles, la promesse d'un avenir meilleur. Pour nombre d'observateurs, nous assistons donc ici, en direct, à un assaut de « réfugiés économiques ». On parle moins, par contre, de l'environnement local qui se dégrade peu à peu et qui rend les conditions de vie des Subsahariens plus difficiles encore, modifiant profondément les structures des sociétés touchées.
L'évolution des richesses locales rencontrée en divers lieux de Mauritanie, du Sénégal septentrional et du nord du Mali est frappante. Jusqu'à l'aube des années 1970, ces populations étaient essentiellement nomades, et leurs richesses s'évaluaient au nombre de têtes de bétail. Lorsque de dramatiques sécheresses se sont abattues sur ces régions arides, le cheptel a été décimé. Les populations nomades n'ont eu d'autre choix que la sédentarisation et la reconversion dans l'agriculture, ou la migration vers les principales villes. Dans les zones rurales, les richesses s'évaluaient alors en fonction des terres et des accès à l'eau. Actuellement, la désertification progressant, la sécheresse persistant, les ressources en eau s'amenuisent et les sols s'appauvrissent. Parallèlement, les populations affectées se sont trouvées sans ressources, et certains se sont alors résolus à migrer vers le Nord, vers l'Europe. Depuis peu, les familles plus aisées sont celles qui sont « soutenues » par un ou plusieurs des leurs en Europe, qui envoient argent et cadeaux au village. Ce nouveau modèle de réussite inspire d'autres familles qui n'ont pas encore exploré cette voie. Les jeunes ne voient souvent d'autre issue que cet exil; les familles se cotisent alors pour permettre à un ou plusieurs de leurs enfants de partir et de devenir ainsi leur nouveau 'placement à haut rendement'.
Ce qui se déroule actuellement est également un terrible aveu d'impuissance, au Nord comme au Sud. Qu'attendons-nous pour nous occuper réellement de ces désespérés, dont le nombre ne cesse de croître ? Après l'échec de grandes campagnes des Nations unies comme « La santé pour tous en l'an 2000 », les bilans désastreux des programmes d'ajustements structurels 'proposés' par le Fonds Monétaire International et
Nous ne pouvons nous contenter de qualifier d'« inadmissible » l'arrivée massive de ces migrants, comme se borne à le faire Adan Martin, chef du gouvernement régional canarien. Le temps n'est plus à la mise en place de mesures automatiques de refoulement 'conformes aux droits de l'homme'. Chaque jour qui passe amène son lot de nouveaux naufrages. Il n'y a pas si longtemps, sur un autre continent, « la libertad y la muerte» représentait l'espoir de toute une génération. Il importe aujourd'hui que 'Barça ou Barzakh' ne représente pas la désespérance d'une autre génération, sur un autre continent.
Article initialement intitulé "Barça ou Barzakh"
François GEMENNE, Abdoul Jelil NIANG & Pierre OZER, Le Soir (Belgique), 28 septembre 2006.
Une version légèrement différente de ce texte:
Pierre OZER, Abdoul Jelil NIANG, Mohamed Ahmed OULD SIDI CHEIKH & François GEMENNE. Migrants pour les Canaries ou la noyade des politiques de développement. Cafés Géofraphiques. Rubrique Vox Geographi. Article N°934, 3 octobre 2006 (http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=934)
Une version initiale (et courte) de ce texte a été publiée (de manière tardive) dans l'hebdomadaire "Jeune Afrique" par Abdoul Jelil NIANG, Mohamed Ahmed OULD SIDI CHEIKH & Pierre OZER, sous le titre "Boat people d'aujourd'hui" à la page 44 du numéro 2390.
Suite à l'article de Abdoul Jelil NIANG, Mohamed Ahmed OULD SIDI CHEIKH & Pierre OZER dans l'hebdomadaire "Jeune Afrique", Pierre OZER fait, à la demande de France Inter, un direct de 30 minutes dans l'émission 'Allo la planète' sur ce sujet, le 31 octobre 2006.
Pour avoir la version pdf de cet article, envoyez-moi un mail: pozer@ulg.ac.be
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