PIERRE OZER

PIERRE OZER

Plaidoyer universitaire pour le rail

Le droit à la mobilité demande une approche systémique

 

Il était une fois… Dans un pays nouveau né, une ligne de chemin de fer était inaugurée, la première sur le continent européen. C’était en Belgique en 1835. Huit années plus tard, le réseau ferroviaire dépassait les 550 km puis totalisait 3136 km en 1870. Rapidement, donc, le réseau se développa et l’accès au cheval de fer se généralisa. La population découvrait ainsi le système de mobilité qui allait façonner nos sociétés modernes.

 

Longtemps plus tard, grâce à divers progrès technologiques majeurs et à un carburant peu coûteux, le monde développé a embrassé à pleine bouche la mobilité individuelle motorisée. Tellement bien que notre petit pays compte actuellement près de 5,4 millions de voitures particulières parcourant de l’ordre de 15 000 km par an avec un taux d’occupation moyen inférieur à 1,4 personne par voiture. Tellement fort que la Belgique occupe la première place des pays les plus embouteillés du monde occidental. Tellement excessivement que Bruxelles est la ville la plus encombrée d’Europe. Tellement passionnément que, lorsqu’il tombe quelques flocons de neige, on enregistre, comme en février 2012, des bouchons sur 1275 km, soit quatre fois la distance Arlon-Ostende ou encore la distance qui sépare Bruxelles de Barcelone. Tellement naturellement, qu’on en a oublié que cette mobilité individuelle est un luxe réservé à des populations nanties.

 

Mais les temps changent. Des continents émergent, d’autres se contractent. La demande globale en énergie fossile augmente pour des ressources finies toujours plus rares et donc plus chères. Et, cerise sur le gâteau, les conséquences des changements climatiques dus aux émissions de gaz à effet de serre représentent la grande menace de notre siècle.

 

L’engorgement du trafic routier est un indicateur économique excellent qui nous montre si les gens vont au travail, si les entreprises livrent des produits et si les consommateurs dépensent. Ainsi, les embouteillages diminuent lorsque le chômage augmente, lorsque montent les prix des carburants ou lorsque croissent les dettes souveraines en Europe. Or, ces trois indicateurs sont dans le rouge sang et probablement pas de manière passagère. A cela, nous pouvons ajouter chez nous le gel des salaires, l’augmentation du coût du gaz et de l’électricité que l’on annonce à +10-15% entre Noël et l’Epiphanie, le prix du panier de la ménagère structurellement plus onéreux, etc. Dès lors, mécaniquement, la voiture individuelle devient un luxe inaccessible pour une proportion toujours plus importante de la population.

 

Ainsi, pour les dix premiers mois de 2012 par rapport à la même période en 2011, les pays d’Europe les plus touchés par la crise sont ceux qui enregistrent le recul le plus significatif de l’engorgement routier et, donc, du recours à l’usage des véhicules particuliers, sont le Portugal (-45%), l’Italie (-34%) et l’Espagne (-33%). La Belgique a, pour sa part, connu une diminution des bouchons de 13%. Nous enregistrons certes moins d’activité économique mais nous assistons également à une adaptation comportementale vis-à-vis de nos déplacements, souvent sous la contrainte financière, avec de plus en plus de co-voiturage, une gestion plus serrée des trajets et un recours grandissant aux transports en commun.

 

La diminution des modes de transport les plus polluants est indispensable pour répondre aux enjeux climatiques et énergétiques. C’est malheureusement sous la contrainte économique que nos sociétés activent enfin cette solution préconisée depuis des années par tous les experts en mobilité. Quoiqu’il en soit, ce phénomène doit être considéré comme une opportunité pour rendre plus durables nos systèmes de mobilité. Mais, afin de ne pas laisser sur le bord de la route les citoyens qui n’ont déjà plus accès à la voiture et d’aider les autres à passer le pas du transfert modal, le pouvoir public doit mettre en place des solutions de mobilité alternatives satisfaisantes.

 

Or, dans ce contexte, la SNCB supprimera 193 trains ‘peu fréquentés’ dès ce 9 décembre à l’instar du premier train Erquelinnes - Charleroi qui, avant l’aube, transporte 25 personnes en moyenne : autant de personnes qui n’ont certainement pas d’autre choix.

 

Mieux, dans son plan pluriannuel d’investissements 2013-2025, il se susurre que la SNCB pourrait ne plus entretenir certaines lignes, essentiellement en Wallonie, et donc les condamner d’ici fin 2013 !

 

Alors que la Wallonie planche sur un plan de relance économique et qu’elle compte réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 30% à l’horizon 2020. Alors que nos ministres sont à Doha pour les négociations internationales sur le climat. Alors que le train est considéré par beaucoup comme un secteur stratégique majeur, nécessaire pour façonner notre futur. Alors que de plus en plus de personnes risquent de sombrer dans la précarité. Cette décision de démanteler en une année une solution de mobilité durable bâtie au cours de longues décennies, de priver certains de se mouvoir et de s’interdire un levier nécessaire à la transition, est purement incompréhensible.

 

Le futur verdict éminemment politique doit tenir compte de ses conséquences systémiques sur le long terme et, en période de crise, faire des choix comme en médecine de guerre. Or, l’urgence, c’est un refinancement de transports en commun bon marchés et très bien organisés susceptibles d’amorcer l’abandon progressif de la voiture individuelle. Car, à force, le réseau ferré en Wallonie s’apparentera à un train touristique reliant deux gares Calatrava plutôt que d’assurer à chacun le droit à sa mobilité.

 

 

Christian Arnsperger, Chaire Hoover d'Ethique Economique et Sociale, UCL

Isabelle Cassiers, Institut de Recherches Economiques et Sociales, UCL

Nathalie Crutzen, Accenture Chair in Sustainable Strategy, HEC-ULg

Thierry De Smedt, Ecole de communication, UCL

Philippe DeVillé, Département des sciences économiques, UCL

Guénaël Devillet, SEGEFA, ULg

Catherine Fallon, Spiral, ULg

Axel Gosseries, Chaire Hoover d'Ethique Economique et Sociale, UCL

Jean-Marie Halleux, Service de Géographie Economique (ECOGEO), ULg

Marek Hudon, Solvay Brussels School of Economics and Management, ULB

Hervé Jeanmart, Ecole Polytechnique de Louvain, UCL

Pierre Lannoy, Institut de Sociologie, ULB

Michel Majoros, UR Monde modernes et contemporains, ULB

Sybille Mertens, Centre d’Economie Sociale, HEC-ULg

Pierre Ozer, Département des Sciences et Gestion de l’Environnement, ULg

Denise Van Dam, Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Développement Durable, Université de Namur

Michel Wautelet, Université de Mons / Aspo-Belgique

 

La Libre Belgique, samedi 8 décembre 2012



10/12/2012
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