Produire, ce vilain mot...
Le phénomène de l'outsourcing (la sous-traitance par une entreprise d'une part de son activité à un tiers) est régulièrement sujet de débats de société, récemment encore suite à l'annonce par quelques entreprises, dont Mobistar, de projets de ce type. Ce n'est pas un phénomène nouveau. C'est une pratique banalisée, du moins en ce qui concerne les tâches ne cadrant d'évidence pas dans l'activité principale (on dit souvent «core business» ou «coeur de métier») de l'entreprise concernée: gardiennage, nettoyage et entretien des bâtiments, restaurant d'entreprise,... La justification étant qu'une entreprise ne peut pas être efficace (ni économiquement ni techniquement) dans des métiers qui ne relèvent pas de sa spécialité.
Si on en reparle à l'occasion, c'est lorsque la pratique se fait de plus en plus intrusive, repoussant toujours plus loin les limites de ce qu'on définit comme étant le «coeur de métier» de l'entreprise... jusqu'à se demander s'il reste bien une activité qui lui est propre. N'en vient-on pas à vider l'entreprise de sa raison d'être?
L'exercice est souvent justifié par des impératifs de réduction de coût et de compétitivité (d'où l'incompréhension et l'émotion lorsqu'il s'agit d'entreprises réalisant des bénéfices plantureux). Mais c'est un leurre. La réduction de coût se révèle souvent illusoire (coûts cachés, coût du suivi du sous-traitant, suppléments pour travaux sortants de l'ordinaire,...). Il y a un autre ressort bien plus fondamental: la recherche d'une facilité de gestion qui se résume en trois mots: contractualisation des relations, flexibilisation de la production et désincarnation de l'activité.
Produire, quel vilain mot. On le trouve sale, indigne d'une économie moderne. Face à la pénibilité de la gestion d'unités de production, de la maintenance journalière d'une infrastructure, face à l'embarras des relations sociales et des discussions épiques sur le partage des richesses produites, la tentation est grande de tout remplacer par un contrat bien ficelé avec un prestataire de services qui prendrait à sa charge tout le sale boulot. En outre, cela permet de rendre les coûts de production totalement variables et proportionnels à l'activité: disparition des «coûts fixes» incompressibles (notamment de personnel), qu'on qualifie vite de «charges», au profit des «coûts variables», proportionnels au revenu, et qui ne font que l'éroder au lieu de l'amputer. Ce n'est qu'une manipulation comptable; les frais de personnel sont les mêmes pour un donneur d'ordre que pour un sous-traitant, leur refacturation sous une forme variable n'en change pas la nature.
Ensuite il y a le phantasme de l'entreprise qui gagnerait de l'argent sans rien produire de concret, sur la seule base de la «gestion de la relation client» (tout en sous-traitant le contact réel avec le client: centre d'appel, traitement des plaintes, facturation,...) et de son «potentiel d'innovation» (tout en sous-traitant la mise en oeuvre concrète de ces idées). On rêve d'une entreprise pure abstraction, désincarnée, une simple essence. La «nouvelle économie» sans usines, sans travailleurs (et sans syndicats); juste une marque, quelques «créatifs» et des ordinateurs. Avec l'exemple emblématique d'un Enron qui, dans le secteur de l'énergie électrique aux Etats-Unis, n'avait quasiment pas d'infrastructure de production mais jouait le rôle d'intermédiaire, de courtier entre producteurs et consommateurs... jusqu'à son effondrement comme un gigantesque soufflé. Une entreprise désincarnée qui se réserverait cependant le gros du bénéfice; car bien entendu c'est ce travail «conceptuel» qui devrait être rétribué, les sous-traitants, simples fournisseurs de «commodités» étant priés de vendre leur travail à son coût marginal.
Derrière ce phantasme, il y a cependant des employés, des travailleurs. Qui, particulièrement lorsque l'entreprise rencontre le succès, revendiquent ce succès comme le leur et s'identifient à son objet social. Les gommer de l'organigramme en leur demandant de continuer grosso modo à faire le même travail via un tiers sous-traitant, c'est nier leur place, leur part de gloire et de prospérité. Ils sont invités à devenir des employés «produits blancs», bradés et indignes de représenter l'entreprise au succès de laquelle pourtant ils contribuent. Dans l'opération ils perdront aussi toute possibilité d'interpeller, de questionner la direction de l'entreprise; on les renverra vers leur employeur nominal, le «sous-traitant», avec qui le dialogue tournera vite court: «on n'y peut rien, c'est l'entreprise cliente qui l'exige». C'est une manière commode d'évacuer toute concertation sociale. Finalement, comparés aux heureux élus qui auront pu rester dans l'entreprise, ils ne seront plus que des travailleurs de seconde zone, aux conditions de travail serrées au plus juste; on crée ainsi deux classes bien distinctes: les «employés maison» (le moins possible) et les «contractants», «sous-traitants» ou autres «consultants».
Une affaire de coût? Les mêmes entreprises publiaient récemment les salaires de leurs directeurs... et les justifiaient sans complexe: un directeur de qualité, dont le travail mène à de bons résultats devrait être rémunéré en fonction de la richesse produite, sans limite. Pourquoi ce précepte ne vaudrait-il plus pour les autres travailleurs qui, chacun dans leur rôle, contribuent tout autant à ce succès? Est-ce cela la loi du seigneur, libérale pour le cercle des favoris, rigoureuse et inflexible pour les «manants» ?
Martin WILLEMS, La Libre Belgique (Belgique), 9 juin 2006
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